La note : un engrais qui ronge

Article d’André Duny, publié dans la revue N’autre école n°3, 2003

Appel à l’insoumission de conscience à la notation dans et autour de l’école…

DEPUIS JULES FERRY le discours de “l’égalité des chances” a fait miroiter aux classes dominées l’espérance d’une élévation de condition grâce à “l’ascenseur social” égalitaire que serait l’école républicaine. Ce discours a permis à celles-ci de prendre part au jeu du “loto école”, mais via leurs enfants scolarisés, devenus concurrents pour les concours. Une sorte de “lutte des places” (scolaire) pour une promotion (sociale) strictement individuelle s’est peu à peu substituée à l’évidence du combat (solidaire) pour la promotion sociale collective. « £n transformant ceux qui héritent en ceux qui méritent” (P.Bourdieu), l’individualisation scolaire dissimule les inégalités sociales en les habillant en compétences, dons, mérites, etc. strictement personnels, et inversement, le langage des pauvres devient par la norme écolière un pauvre langage.

Les statistiques les plus récentes [article écrit en 2003] dévoilent que si la massification (de l’accès au bac) a eu lieu, la démocratisation {la réduction des inégalités) n’est pas au rendez-vous. Pire : les inégalités scolaires redoublant (voire accentuant) la ségrégation sociale se sont accrues ces 20 dernières années. Un chiffre emblématique, parmi d’autres : sur 100 polytechniciens de 1* année, il y a 30 ans, 13 étaient d’origine ouvrière (à l’époque ouvriers : 38% de la population active) aujourd’hui : 4 {ouvriers : 7,1 millions : 31% de la population active-INSEE)

Cette réalité est construite dans un rapport de domination générale, par ceux qui exercent les pouvoirs, qui disposent du capital économique, social, culturel, et des pouvoirs qui les accompagnent, dont les pouvoirs politique, culturel, médiatique, judiciaire, scolaire, etc…nationaux et trans-nationaux, mais aussi par la collaboration active, consciente ou souvent inconsciente des agents dominés par la culture dominante {libérale et ultra libérale).

En tant que fraction dominée de la classe dominante, les enseignants sont à la fois dominés et dominants. De toutes les formes pédagogiques, la plus visible, la notation, participe, avec les parties
immergées, à la fonction cachée de l’appareil scolaire en société inégalitaire : “L’important est que chaque travailleur accepte le principe selon lequel certains seront mieux payés que d’autres. Le filtrage scolaire est rentable non parce que les “bons élèves” sont toujours de bons travailleurs mais parce que cette utilisation des diplômes évite le conflit d’intérêt inhérent au rapport entre travailleurs et employeurs. Un incapable scolairement garanti et un compétent scolairement démuni sont séparés à vie tels le roturier et le noble”.

Dit autrement : “Le système scolaire contribue à convaincre chaque sujet social de rester à la place qui lui incombe par nature et de s’y tenir”

Quelques arguments

1 – Pour la pensée dominante, aucune société ne peut exister sans inégalité sociale, sans hiérarchie et sans élites {ou classe dominante).

2 – Une des tâches (non avouée) assignées à l’école est de sélectionner ces fameuses élites, par le moyen des notes, examens et concours qui doivent débarrasser progressivement les classes, et l’économie, des incapables et des paresseux. C’est la loi du plus fort, la loi de la jungle, humanisée par les soutiens scolaires divers et les minimas sociaux individualisés aux chômeurs.

3 – La notation, ou évaluation normative, c’est un jugement de conformité ou de déviance par rapport à une norme fixée d’en haut. Norme et critères participent du même arbitraire que les contenus, et les méthodes.

4 – Il existe une science, la docimologie, une science de la notation, justement, qui a montré le caractère approximatif, subjectif, arbitraire des systèmes de notation.

5 – Les procédures d’évaluation accroissent l’échec scolaire, quand une de leur justification est de motiver les (bons) élèves, de distribuer le pouvoir de noter, de haut en bas de l’échelle sociale, en légitimant celle-ci sur le principe de sélection des meilleurs {illusion méritocratique).

7 – On est toujours noté de l’extérieur, pour ainsi dire par un “supérieur hiérarchique”, sur le terrain choisi par lui.

L’histoire nous lègue un contrat éducatif qui repose sur une double fonction de l’école : instruire, sélectionner.
Le système scolaire s’est construit sur la sélection des élites et la domestication intellectuelle du peuple : laïcité tournée vers la seule neutralité religieuse dissimulant la mise en œuvre de la culture des classes dominantes : soumission à l’autorité, compétition, méritocratie (« égalité des chances”, mais non égalité réelle), morale de l’ obéissance et du renoncement, savoirs minimums en forme positiviste de dogmes, rapport au savoir énonciatif et contemplatif, fondé sur une épistémologie idéaliste {le savoir tombe du ciel des idées, l’élève ne connaîtra pas ses origines et sa fonction sociale ou anthropologique…), suprématie de la culture occidentale sur les autres cultures.

8 – Jamais un supérieur n’est noté par ses inférieurs, qui auraient pourtant des choses à dire. Ce serait le monde à l’envers.

9 – On est presque toujours noté par quelqu’un qui n’exerce pas la fonction qu’il est censé évaluer, et souvent qui ne l’a jamais exercée.

10 – Le sens du travail scolaire pour les uns et les autres s’organise plus autour de l’obsession de la réussite individuelle, de la gestion des moyennes, des rattrapages et autres aides aux devoirs (l’école encore après l’école), pour les pauvres, autour de l’angoisse de l’exclusion sociale annoncée par les mauvaises notes, autour des promesses de bons postes pour les héritiers.

11 – L’entraîneur est aussi l’arbitre. L’évaluateur est juge et partie : ceux qui sont chargés d’enseigner, jugent ensuite des résultats de cet enseignement.

12 – La notation conforte un rapport dominant, dominé souvent ignoré (violence symbolique) : Conséquences : « L’élève doit accepter sa condition inférieure pour accéder à la réalisation de sa pensée“ (Raoul Vaneigem, Avertissement aux écoliers et lycéens).

13 – Corollaire : un monde mental de soumission “à l’ordre des choses” est donné à intérioriser : « Les dominés appliquent des catégories construites du point de vue des dominants aux relations de domination, les faisant ainsi apparaître comme naturelles.” (Pierre Bourdieu La domination masculine).

14 – Effet de perte de confiance en soi face à un savoir tombant du ciel, hors contexte d’action, sans enjeux, ni histoire « Ce qui peut conduire à une sorte d’auto-dénigrement systématique…  » (Bourdieu, id.).

15 – Effet de construction d’un comportement mental pour le reste de la vie de “délégation du pouvoir de penser aux autorités” “Si jamais vous substituez dans l’esprit de l’élève l’autorité à le raison, il ne raisonnera plus : il sera le jouet de l’opinion des autres” (J.J. Rousseau, Julie ou l8 nouvelle Héloïse).

16 – Les instruments de savoirs ainsi acquis ne peuvent donner pouvoir de changer le monde {être transférés et employés à la transformation des situations) mais ils serviront seulement à “réussir à l’école” dans un contexte scolaire (réciter). Dit autrement : « les outils du maître ne serviront jamais à démanteler la maison du maître” (proverbe afro-américain). Pour l’élève il est plus important de deviner ce qu’attend le professeur que de chercher à construire son savoir et à le valider. L’important est de passer coûte que coûte. Ainsi quand on enquête auprès des élèves pour connaître à quoi leur sert d’apprendre, l’immense majorité préfère répondre que cela sert à passer dans la classe supérieure, à obtenir des récompenses, à se placer dans une meilleure position hiérarchique plutôt que connaître la nature, les animaux, changer la vie, abolir la misère, la guerre, éviter les catastrophes, faire reculer le désert, apprendre à vivre ensemble etc.

17 – J. Piaget a ironisé sur la “pétition de principe…qui postule que la réussite aux examens constitue un gage d’acquisition durable”. En effet, dans le meilleur des cas, la prétendue évaluation objective repose sur la transmission magistrale d’un savoir donné, reçu, mémorisé, et régurgité dans une certaine docilité.

18 – Dans l’industrie, le commerce, les administrations, le libéralisme joue sur le recrutement du travailleur au parchemin. La course aux diplômes ne veut avoir à faire qu’à des individus isolés et concurrents, “course d’autant plus vaine que les enfants des classes favorisées sont toujours les mieux placés pour arriver les premiers au sommet du mât de cocagne, quelle que soit la hauteur de celui-ci”. L’immense masse des emplois ne requiert pas nécessairement cette course au diplôme qui fait qu’à 19 ans près de 90% des jeunes sont encore entre quatre murs…

19 –« Le diplôme (la note) est l’ennemi(e) mortel de la culture” (P.Valéry) : « L’emploi de tous expédients pour franchir le seuil redoutable…Il s’agit d’emprunter, et non plus d’acquérir, d’emprunter ce qu’il faut pour passer le baccalauréat ».

20 – Plus le nombre de diplômes augmente, plus ils se dévalorisent. Il faut donc courir un diplôme plus élevé, plus rare, donc plus chèrement rétribué. « Les excès du système de compétition et de spécialisation prématurée, sous le faux prétexte d’efficacité assassinent l’esprit” (Einstein).

21 – Or le diplôme ne garantit pas nécessairement la compétence : Le diplôme donne à la société un fantôme de garantie” (P.Valéry). Souvent aussi suffisant qu’insuffisant, « ce diplômé, au nom de la loi, est porté à croire qu’on lui doit quelque chose… toute sa vie » (Valéry).

22 – La note et l’examen créent un cercle vicieux : « on prétend juger de la valeur de l’enseignement scolaire par la réussite aux examens finals, alors gu’en fait une bonne partie du travail scolaire est gravement déformée par cette préoccupation devenue dominante” (Piaget).

23 – Le véritable apprentissage donne une plus-value d’être, un pouvoir d’action accru sur le monde, le réel, et accroît sa compréhension profonde.

24 – La notation mystifie et sacralise le pouvoir de l’individu, en l’isolant, en le séparant de ses conditions sociales et culturelles d’existence : « En transformant ceux qui héritent en ceux qui méritent, la notation scolaire individualise, et naturalise les inégalités sociales, donc les mystifie, habillant de compétences, dons, mérites, strictement personnels, un être social, entouré de tout son “village”, contribuant par là même à la fonction scolaire de dissimulation et de légitimation des inégalités sociales. Subtile alchimie : un rapport social “riches / pauvres”, “dominants / dominés”, se transmue en rapport « psychologique “entre capables et incapables. Les différences inter-individuelles de « compétences”, certifiées conformes, occultent les inégalités sociales”. « La méritocratie sert de déguisement pour légitimer « démocratiquement » le pouvoir des classes sociales favorisées et assurer leur reproduction” (P.Bourdieu).

25 – En substituant la “lutte des places” (individuelles) à la lutte (sociale) des classes, la notation détruit les (possibles) solidarités entres pauvres, dominés. Les pauvres sont concurrents des pauvres. Les solidarités de groupe sont plus difficiles à vivre, à construire. L’habitude prise, lors du premier emploi, adieu la syndicalisation…. Il faudra réapprendre la solidarité, c’est à dire le savoir qu’à plusieurs on peut déplacer des montagnes d’oppression.

26 – La notation active la violence structurelle et symbolique de l’école : la réussite des uns se réalise sur l’échec des autres. Le premier de la classe se sent justifié à exercer un pouvoir par ses seules
qualités, ou dons intellectuels, et non par sa classe. Le dernier se prépare lentement à le reconnaître et donc à se soumettre à l’ordre “naturel” des aptitudes. La notation déclasse le déclassé, qui s’auto-déclasse : “je ne suis pas bon” se dit l’exclu ; elle sur-classe le déjà classé. “Je suis le meilleur . Tu n’es pas bon” dit-il à l’exclu.

27 – “En toute circonstance, noter est une pratique d’essence monarchique, un fait du prince. Dans le ces d’ateliers d’écriture, c’est une trahison et un sabotage » (H.Tramoy – courrier critiquant un article de Dialogue, revue du GFEN)

“En tant que fraction dominée de la classe dominante, les enseignants sont à 1a fois dominés et dominants.
De toutes les formes pédagogiques, la plus visible, la notation, participe, avec les parties immergées, à la fonction cachée de l’appareil scolaire, construire une société inégalitaire”

28 – En contexte de chômage, on dispose d’autres puissants moyens “d’obliger” librement les gens à se conformer à ce qu’on attend d’eux.

Égalité des chances ?

L’école de la République fait donc implicitement intégrer à tous le modèle dominant de la sélection, au nom de son idéal de “l’égalité des chances”.

Les plus richement dotés, les mieux soutenus, les plus conformes à la culture légitime deviennent par le processus invisible de la pédagogie (rapport, contenu, méthode) les individus scolairement les plus “aptes”, les plus “doués”

Si l’on joue le même; jeu, avec au départ les mêmes règles (grosso modo), on ne peut qu’être tous plus ou moins engagés par elles et accepter la hiérarchisation croissante. La réussite scolaire individuelle apporte du prestige personnel, qui dissimule le privilège de l’héritage collectif, culturel, économique. Ce processus est opaque : l’appartenance à la classe sociale ou au groupe social disparaît dans le traitement individuel de l’échec où de la réussite scolaires. Dans une classe fonctionnent des individus isolés qui abandonnent leur culture pour fonctionner dans la culture légitime ou qui se mettent hors la norme, en refus, ou en “échec”. Si l’argent se voit, la connivence avec une culture légitime se voit moins. Les perdants finissent par reconnaître un leadership social aux gagnants individuels, qu’ils haïssent tout en les reconnaissant, puisque la culture de compétitivité est partagée par les uns comme par les autres.

Ainsi la folle course aux diplômes, dont le corrélat est la schizophrénie de la notation, a d’autres avantages : moins qualifier que faire intérioriser à tout le monde, par le mérite chiffré et parcheminé, aussi bien par les gagnants que par les perdants, une culture de compétition, de soumission, et d’immobilité du monde, bref de préparer les uns comme les autres, à collaborer au bon fonctionnement de la société libérale, un peu comme un orchestre jouant sans chef d’orchestre. Ils sauront ainsi développer les techniques (qui ne sont pas neutres), asservies à la course aux profits, dans la guerre économique mondiale qui fait rage entre multinationales, et entre porteurs de “capitaux flottants”, à la recherche d’un profit rapide.

La mondialisation économique et financière tend à se débarrasser de tout contrôle démocratique, de toute redistribution des richesses créées, au niveau des États (destruction de l’État providence, réduction des déficits publics, des budgets sociaux, éducation, santé, etc.). Ainsi, les 20% d’Américains les plus riches captent à leur profit 99% de toute richesse nouvellement créée aux USA). Ainsi, au niveau de la planète : paradis fiscaux, tentative d’imposer l’AMI, marginalisation de l’ONU et du droit international, refus de la taxe James Tobin (0,5% de taxation des transactions spéculatives rapporterait 600 milliards de francs par an !).

Modernisation du contrôle, l’ERT (Union des 47 plus grands groupes industriels européens) a le projet de mettre en place une carte électronique personnelle de compétences qui mémoriserait le parcours d’un élève dès son entrée au lycée (nombre de fois où il s’est présenté à un examen, résultats et notes etc.) et les formations individuelles en ligne.

Pour les étudiants, apprendre ensemble, savoir, penser, comprendre en transformant ensemble une condition sociale injuste a fait place à un autre jeu : savoir seulement ce qu’il faut pour se hisser sur les plus hautes branches.

Paradoxe du militantisme pédagogique

Demander aujourd’hui aux “acteurs éducatifs” de faire la réussite de tous en laissant dans l’ombre fonctionner la hiérarchisation, depuis les méthodes de conditionnement jusqu’à la notation, s’apparente à une injonction paradoxale. Les enseignants, les militants pédagogiques inclus, sont face à cette double injonction du système : faire réussir les élèves, et, en même temps, les sélectionner, c’est à dire dissimuler ce tri social, qui profite aux classes dominantes, sous l’individualisation des réussites et des échecs {la promotion individuelle).

Que se passe-t-il ?

Peut-être même que la mobilisation des militants pédagogiques pour l’amélioration des réussites individuelles n’abolit pas la logique profonde du système : il continue, après, dans d’autres classes, selon d’autres procédures, notamment d’orientation, à classer. Peut-être même cette mobilisation pour multiplier les “réussites individuelles” aboutit-elle, sans le vouloir, à la dissimulation de l’autre fonction ?

En “démontrant” les possibilités insoupçonnées de progrès de l’institution dans sa fonction (visible) d’instruction, elles contribuent à renforcer involontairement sa légitimité et partant sa capacité sélective (cachée). Le placement social inégalitaire dissimulé sous les différences individuelles de talents fonctionne d’autant mieux que le nombre de pauvres échappant à la misère par l’école entretient l’illusion d’une “égalité des chances”. “La stratégie du grain de sable se transforme en goutte d’huile » (G.l’Hermier). On est loin à l’opposé d’alternatives, comme les projets collectifs d’action, de modification du milieu, du monde, dans une école où les élèves devenant formateurs, acteurs dans la cité, le territoire, apprendraient la fraternité, de la promotion collective, en participant à un développement local solidaire, si tant est qu’’une éducation qui a pour objet d’abolir l’assujettissement ne peut se développer que si les instruments de connaissance se forgent dans la production pratique de la mise en cause de le réalité qui porte la domination » (Yvanne Chenouf, Jean Foucambert).

“En substituant la “lutte des places” (individuelles) à la lutte sociale) des classes, la notation détruit les (possibles) solidarités entres pauvres, dominés. Les pauvres sont concurrents des pauvres. Les solidarités de groupe sont plus difficiles à vivre, à construire. L’habitude prise, lors du premier emploi, adieu le syndicalisation… Il faudra réapprendre la solidarité, c’est-à-dire le savoir qu’à plusieurs on peut déplacer des montagnes d’oppression.”

André Duny

André Duny est co-auteur de « Réussir à l’école, 1975, Éditions sociales », « Construire ses savoirs, sa citoyenneté de l’école à !a cité, 1996, Chroniques sociales », « La mondialisation, un défi pour les citoyens, 1997, Leprince Editeur », « La violence, fait de nature ou de société, 1996, même éditeur ».

 

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