Quand le savoir émancipe-t-il ?

Quand le savoir émancipe-t-il ?

La fonction principale, la fonction officielle de l’école est de transmettre des savoirs. Peut-on dire que le savoir est émancipateur ? Connaître de l’histoire, de la biologie, de la musique libère-t-il de quoi que ce soit ? être cultivé rend il plus lucide ?

La preuve la plus forte que cela ne suffit pas est à mon sens donnée par un petit livre d’Alfred Andersch, qui s’appelle Le père d’un assassin (Gallimard, actuellement épuisé), où l’auteur raconte la visite du proviseur dans une classe de quatrième du lycée de Munich pour assister au cours de grec. Pourquoi ce titre ? Parce que ce proviseur, fin grammairien, helléniste distingué, avait un fils. L’inspection se passe en 1928. Ah ! son fils c’est Henrich Himmler. Et comme l’écrit Andersch dans sa postface : “ Henrich Himmler n’a pas grandit dans le lumpenproletariat mais dans une famille de bourgeoisie ancienne, imprégnée de fine culture humaniste. L’humanisme ne protège-t-il donc de rien ? ”

Le savoir n’est donc pas émancipateur. À moins que…

Ne seraient émancipateurs que les savoirs “ politiques ” : l’histoire, l’économie, la sociologie, plutôt que le grec ?

Les historiens ou les sociologues seraient-ils plus émancipés ?

Les étudiants qui sortent de prépa HEC, où l’on étudie beaucoup d’histoire sont ils plus libérés que ceux qui font Maths-sup ? Rien n’est moins sûr.

Aucun savoir ne semble donc émancipateur en soi. Ce qui n’est pas un découverte : ces savoirs sur la démocratie sont démentis par les pratiques de transmission de savoir à l’école. Comment croire à la pertinence de la démocratie quand apprendre à l’école se fait dans des conditions d’obéissance, de docilité, de soumission et de conformité. “Engrange des savoirs, bouffe, enfourne du savoir”, voilà ce que les pratiques intiment aux élèves même si le discours dit l’inverse.

Savoir ? Que signifie ce “savoir”-là ?

Savoir est un verbe et un substantif. Par exemple, je sais que Roland est mort à Ronceveaux ; ce savoir est rangé dans les encyclopédies. Mais le nom comme le verbe renvoient à une conception “ bancaire ” comme la nomme Paulo Freire dans son ouvrage Pédagogie des opprimés. (réédité à “éditions la découverte” 2002).

Dans cette pédagogie, le professeur, dépositaire du savoir, le transmet le plus fidèlement possible à ses élèves. Il faut que son exposé soit clair, précis, structuré. Convaincant.

Avez-vous remarqué que nombre de politiciens usent et abusent de mot pédagogie. “ Pour qu’ils comprennent la réforme des retraites, il faudrait plus de pédagogie ”. J’ai assisté à un café citoyen d’attac où la pédagogie était mise au service d’une démonstration inverse. La nocivité d’un catéchisme ne tient pas à la nocivité de son contenu, mais au fait même qu’il est un catéchisme.

Le mot savoir peut être pris dans une autre acception, celle de savoir faire : en anglais I know who is Rolland and where is Ronceveaux. But I can swim. Je sais nager, ou je sais faire une division. Savoir est alors une possibilité d’action, un pouvoir. On pourrait parler de savoirs opératoires.

Si savoir faire était émancipateur, les méthodes actives seraient émancipatrices.

Philippe Pernoud écrit à ce propos : “ les pédagogies les plus avancées peuvent, plus que les pédagogies traditionnelles, favoriser les favorisés. Parce qu’elles relèvent d’une idéologie plus proche des nouvelles classes moyennes que des classes populaires; parce qu’elles mettent en place une “organisation invisible”, selon l’expression de Bernstein, plus difficile à décoder que les règles traditionnelles; parce qu’elles refusent souvent l’évaluation, contribuant à accumuler des inégalités peu réversibles; parce qu’elles valorisent un rapport désintéressé au savoir; parce qu’elles mettent l’enfant au centre du monde; parce qu’elles mêlent le travail et le jeu; parce qu’elles privilégient les apprentissages fondamentaux les moins faciles à organiser et à apprécier. Le recours aux pédagogies nouvelles est indispensable pour qui veut œuvrer à la démocratisation de l’enseignement public ; il importe donc d’analyser et de neutraliser leurs dérives élitistes. ”

(Ph. Perrenoud, La pédagogie à l’école des différences, ESF éditeur, Paris, 2e édition 1996, p. 31)

Même critique chez Jean-Pierre Terrail (De l’inégalité scolaire ; la dispute ; p 221 et s)

À mon avis, ces deux auteurs confondent les pédagogies actives, celles qui se disent d’éducation nouvelle et le GFEN1. Et pire, y adjoignent la récupération qu’en fait l’institution (en particulier les IUFM). Cela amène Terrail à écrire que l’éducation nouvelle a un grand succès, bénéficie d’une grande faveur et une grande notoriété (p 226).

Mais dans ces critiques, quelles sont en fait les pédagogies avancées qui y sont critiquées ?

L’école majoritairement ne traite des savoirs que comme produits ou processus : produits finis à ingurgiter dans les méthodes traditionnelles, produits construits par des méthodes actives dans les pédagogies “avancées”.

La langue française confusionne d’ailleurs les deux : par exemple, traduction peut aussi bien signifier l’action de traduire (il a interrompu la traduction) que le produit de cette activité (j’ai acheté la traduction).

L’école transmet des savoirs faisant partie du “ patrimoine ”. Elle les donne tout ficelés où elle les fait découvrir. Mais c’est toujours la même conception patrimoniale du savoir qui résulte d’une certaine conception du monde qu’insidieusement, on fait partager aux élèves : les savoirs se “ découvrent ” Comme si l’on retirait un voile d’ignorance qui masque ces trésors présents de toute éternité. On révélerait enfin ce qui est. C’est ainsi, ma brave dame… ! La Science a découvert que … Cette école prépare ainsi à tous les acquiescements, à tous les fatalismes. On ne lutte pas contre la réalité à moins d’être sous l’emprise d’une folie que certains qualifieraient d’utopisme.

Il existe pourtant d’autres façons d’envisager le savoir.

On peut aussi regarder le savoir comme un processus. On n’a pas toujours su que la Terre se déplaçait sur une orbite autour du Soleil. Et la conquête de ce savoir n’a pas été sans un extrême danger. Dans ce sens, “ tout savoir est construit ” (Jean Piaget). “ Une expérience scientifique est une expérience qui contredit l’expérience commune. Sinon, elle manque de cette perspective d’erreurs rectifiées qui caractérise la pensée scientifique2. ” Comme le dit Gaston Bachelard. Ou encore : “ Le sens d’un savoir, c’est de casser quelque chose que je croyais savoir ” (Henri Bassis ; Dialogue n° 100/101). On passe d’une croyance à une autre croyance (Charles Peirce ; À la recherche d’une méthode). Par le fait qu’on doit briser une croyance pour construire autre chose, on se donne une chance de remarquer que le savoir est construit. Si aujourd’hui, j’ai fabriqué du savoir, mon savoir, si savoir c’est fabriquer, alors je me suis donné une occasion de percevoir que tout savoir pourrait bien être une construction humaine, une chance de ne plus idolâtrer les savoirs. Si j’ai brisé une idole, d’autres idoles se cachent peut-être dans les “ banques du savoir ”.

Concevoir le savoir comme le produit d’une aventure humaine de création et de recherche3, ou plutôt comme cette aventure même, a des conséquences sur la pédagogie. Ce qui justifie que l’on doive penser ensemble la question de l’émancipation et celle de la pédagogie..

Dans une telle perspective, ce n’est ni les savoir, ni l’activité manipulatoire, mais l’activité mentale de recherche et de création qui doit être au centre de l’apprentissage. Ce qui est bien autre chose qu’une pédagogie par la découverte (ou plutôt la redécouverte). Chercher ne saurait être une activité solitaire. Un des moteurs de la recherche est le débat scientifique, la confrontation des idées. Il n’y a pas de recherche sans socialisation. L’architecte qui a vissé au sol les tables de ma salle, les a disposées comme des bancs de galères, toutes tournées vers l’autel, impose un choix pédagogique qui n’est pas le mien. Autrement dit, apprendre par la recherche nécessite plus de parler que d’écouter. Pour se dire quelles impasses on a explorées. Savoir que c’est une impasse est un authentique savoir. Ce qui signifie que noter dans une telle pédagogie est un non-sens4. Elle nécessite une liberté de cheminement (voir “ Contre la méthode, esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance ” de Paul Feyerabend)

Certes, il ne suffit pas de dire pour que les élèves sachent –c’est l’illusion du bon cours magistral et catéchétique, mais il ne suffit pas plus d’une bonne activité mentale de recherche et de création, bien socialisée pour provoquer de l’émancipation. Sinon, tous les chercheurs, les créateurs, … et ça se saurait.

Pour qu’une activité puisse construire de l’émancipation, il est indispensable de mettre les élèves en situation de prendre conscience tout d’abord de ce qui se joue dans une véritable activité de création où de recherche. Quelques pistes que j’ai utilisées :

Le bilan : “ Quelle est l’activité faite en classe ce trimestre, qui t’a semblé la plus scientifique ? ”

Ou bien : “ Quelle différence y a-t-il entre un géologue-chercheur et un élève chercheur ? ” à partir de l’épilogue de l’écume de la Terre où Claude Allègre décrit le métier de chercheur.

Discussion sur une citation épistémologique : “ La démarche de la science expérimentale ne consiste pas a expliquer de l’inconnu par du connu, comme dans certaines démonstrations mathématiques, elle vise au contraire à rendre compte de ce qu’on observe par les propriétés de ce qu’on imagine. ” (François Jacob).

Analyse de l’institution scolaire qui empêche le plus souvent d’apprendre. À partir d’une conférence gesticulée de Frank Lepage.

1 TerraiI définit l’éducation nouvelle par trois caractéristiques : le puérocentrisme ; l’accent mis sur l’éducation par la socialisation ; l’activité corporelle. Et il résume ceci par le terme auto-socio-construction. Quelle confusion : ce mot est une invention du GFEN, en particulier d’Henri et Odette Bassis, en 1977. Et les trois caractéristiques ci dessus ne sont pas le centre de la philosophie du GFEN.

2 La formation de l’esprit scientifique ; Gaston Bachelard ; préface.

3 Ces deux mots sont un peu différents. Comme j’enseigne la biologie j’emploie plutôt recherche mais on peut lire “ recherche et création  partout dans cet article

4 Voir “ la note, un engrais qui ronge” http://www.skolo.org/CM/wp-content/uploads/2004/06/NOTRONGE.rtf

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