- Biennale de l’éducation nouvelle (Oct 2019 – Poitiers)
Ceci est un texte du LIEN, écrit à partir du contexte français mais soucieux de poser diverses questions à une échelle plus large, entre pays et continents.
Je le mets en discute… (Michel)
Quelques notes sur le débat envisagé autour de la « mixité sociale »
Des constats, un état des lieux inquiétant :
- la mixité sociale existe de fait dans les pays d’Europe dans l’École, la vie quotidienne, le travail, l’éducation et la culture. Est-ce à dire que nos sociétés sont égalitaires et souhaitent l’être ? Que ce projet est partagé dans d’autres continents ? Que, de manière plus générale, un brassage de populations diverses serait garant de plus d’égalité ?
- affichée
dans de nombreux pays comme un acquis, comme un déjà-là, cette notion masque
des inégalités avérées et profondes dès le plus âge et ce à des degrés
différents. Inégalités qui concernent le
rapport à l’École des enfants comme des familles, en particulier des milieux
populaires en Europe. Elle touchent à la formation professionnelle marquée par
des orientations précoces et toutes sortes de stratifications qui
préconstruisent largement les trajectoires individuelles : que penser, pour ce
qui est de la France, des distinctions
entre « apprentissage en alternance », formation en « lycée
professionnel », « lycée technique », lycée « classique » ?
Les pédagogies y sont-elles les mêmes ?
Les inégalités s’expriment en termes de « capital culturel », un système de « distinction » plus que jamais à l’œuvre.
L’irruption sur la scène publique dans différents pays de mouvements appelés en France « gilets jaunes », met aussi l’accent les disparités géographiques. - les politiques d’action affirmative, autrefois nommées « discrimination positive » sont remises en question : va-t-on, en France, vers la fin des REP et REP+ ? Les incertitudes sémantiques autour ce choix attestent des ambiguïtés conceptuelles et politiques en la matière dans nos pays.
- Le mot d’ordre de lutte contre les discriminations de classe, de genre, de « race » est assumé par les États, médiatisé à l’occasion de semaines dédiées, mais qu’en est-il au quotidien dans le fonctionnement des écoles, centres sociaux et équipements culturels, à travers les cartes scolaires (pour ce qui est de la France par ex.), dans les choix d’équipements, de filières, dans l’inclusion des personnes handicapées, dans l’offre de langues enseignées ? L’École comme un « marché » parmi d’autres au sein d’une économie mondialisée doit elle devenir la règle dans nos pays ?
- le travail, valeur humaine est de plus en plus précarisé et réservé à une partie seulement de la population (sous couvert de développement du numérique notamment et de maximisation des profits à l’échelle planétaire)
- en dépit des discours institutionnels, l’École, quels que soient les pays, participe toujours autant très largement du tri social (en particulier à travers les pratiques de notation/évaluation)
… l’Éducation nouvelle lui oppose le « tous capables » et les mille et un projet qui mettent en œuvre ce défi dans et autour de l’École (au quotidien dans les classes, dans la formation des maîtres, dans le travail social et la culture, dans les contacts institutionnels, avec les collectivités locales, etc.) mais est-ce suffisant, pertinent, efficace ?
Des points qui pourraient faire débat à l’occasion de la Biennale…
- sur le terrain des pratiques pédagogiques : que faisons-nous au quotidien quand le travail enseignant est de plus en plus prescrit, la volonté de retour au « lire, écrire, compter » affirmée comme seul critère d’efficacité (cf. Pisa), l’école de plus en plus « forteresse » séparée du social.
Comment parler de mixité dans ces conditions laquelle suppose des pédagogies qui soient recherches permanentes pour passer des principes aux actes et créent une réflexion sur la mixité au sein même des situations d’apprentissages (« on n’apprend pas tout seul, on apprend avec et contre les autres au contact du monde » (Paulo Freire revisité) ?
L’Éducation nouvelle serait-elle la pédagogie de quelques uns, une approche utopiste et élitiste, ou inversement un corps de pratiques devenu dogme ?
- sur le terrain des valeurs : le « vivre ensemble » est affirmé comme socle pour la question scolaire mais réduit à une dimension souvent moralisatrice. En France, la laïcité est plus que jamais un chantier « sous haute surveillance ». La notion « d’universalité des valeurs » est de plus en plus contestée ailleurs qu’en Europe. Pensée à partir d’un continent, cette « universalité » proclamée n’est-elle pas l’un des soubassements idéologiques des colonisations qui se développent à l’échelle planétaire à partir du 15ème siècle et qui partent de l’Europe ?
L’Éducation nouvelle ne risque-t-elle pas d’oublier la dimension éthique de son combat aux côtés des autres luttes, qu’à juste titre, elle mène ? Comment aborde-t-elle dans ses actions et ses discours la question du « rapport à l’autre » ?
- concernant la connaissance de l’état réel de nos sociétés : l’absence de statistiques ethniques contrairement à d’autres pays (anglo-saxons notamment) semble faire consensus en France. Les rapports de classes qui sous-tendent les rapports de domination (de « race », de genre, entre cultures) sont largement niés. Les nombreuses recherches en sciences sociales à ce sujet sont occultées.
L’Éducation nouvelle se voile-t-elle la face au nom d’une hypothétique égalité de toutes et tous ?
- sur le terrain des contenus enseignés : des pans entiers de l’histoire sont négligés dans l’enseignement obligatoire, ceux notamment autour du post-colonial, des migrations, des rapports nord-sud. Dans de nombreux pays, l’École se caractérise par une approche très restrictive de la question des langues enseignées, centrée sur deux ou trois langues « dominantes » avec comme symptôme l’absence en particulier des langues africaines.
Les séparations entre cultures scientifique, technique, littéraire perdurent et l’idée d’un socle anthropologique de culture humaine et unique semble nié, non dans les discours, mais dans les faits.
L’Éducation nouvelle est-elle une utopie européenne seulement ? Dans quelle mesure reproduit-elle sans les questionner des clivages anciens ?
- en matière de reconnaissance des parcours et trajectoires de vie : alors qu’une réflexion sur le binôme histoire/mémoire et le rapport entre savoirs savants et mise en récit semble urgente à mener, où sont-ils formalisées, où sont capitalisées les pratiques existantes ?
Les pratiques de création (son, image, texte), la production de traces, vecteurs pourtant essentiel en matière de reconnaissance et de prise en compte des cultures et des imaginaires sont réduites souvent à un « supplément d’âme » ou à l’apprentissage de techniques.
L’Éducation nouvelle, qui parle de co-construction, s’est-elle enfermée dans la transmission scolaire de savoirs didactisés ? Comment aborde-t-elle des pratiques hybrides ? Comment tient-elle en compte les intersectionnalités qui disent nos identités, nos dynamiques de vie et sont le terreau de nos engagements ?
Autrement dit, comment prétendre construire cette mixité sociale pourtant affirmée comme essentielle ? Comment accueillir les cultures portées par celles et ceux qui fréquentent nos écoles, qui vivent dans nos pays et en font des « creusets d’humanité » ? Comment dans ces conditions faire des lieux de transmission (dans et autour de nos écoles en particulier) des lieux de partage et de reconnaissance de la diversité humaine ?
Version Framapad du Comité de pilotage de la Biennale
Inégalités des enfants et des familles face à l’École et la culture scolaire sur le terrain des savoirs et rapports au savoir… inégalités sociales et pauvreté qui frappent des milieux de plus en plus importants… persistance des discriminations (« race », classes, genre) … inégalité des équipements, des accès aux lieux d’éducation et de culture… insuffisante prise en considération des cultures et des parcours de vie des enfants et des adultes au sein du « creuset » que sont nos sociétés actuelles (Noiriel « Le creuset français ») … organisation du tri social et « fabrication des « élites » (Maulini, « Evaluer sans noter, éduquer sans exclure » livre du LIEN) et ce à travers des pratiques d’évaluation surannées… coupure théorie/pratique, manuel/intellectuel… etc.
Nos écoles, nos équipements de quartiers, nos territoires produisent-ils plus que jamais un modèle dominant de citoyen.nes susceptibles de s’intégrer, de se conformer sans faire de vagues ?
Comment au quotidien, au nom de quelles conceptions éthiques, philosophiques, épistémologiques, anthropologique l’Éducation nouvelle s’engage-t-elle pour une École et une société qui fassent rupture et sachent entendre le défi formulé naguère par Rousseau : « faites-en vos égaux, afin qu’ils le deviennent ! » ?
Commentaire sur “Mixité sociale : quel débat pour la Biennale de l’Éducation nouvelle en oct 2019”
Je suis en train d’essayer d’écrire à l’équipe de Biennale, dont je fais partie, et qui ne m’a pas encore contactée, pour proposer que Joëlle Réthoré et moi-même puissions intervenir dans le débat sur la Mixité sociale. Ce serait sur la base du travail qui s’est fait à Perpignan entre 2000 et 2011 autour des Festas des Langues et des rencontres de classes anthropoglossophiles. C’était une initiative GFEN, pour une interprétation GFEN du Forôm des langues de Toulouse. Le projet a mis en relation, et mis au travail, outre le groupe GFEN, deux labos universitaires, de sémiotique et de sociolinguistique, et autres universitaires, sociologues, anglicistes, études hispaniques, des artistes locaux, différents Mouvements d’Éducation populaire, au premier chef et de façon régulière les Ceméa, militants et salariés, un peu Léo Lagrange, un peu l’AFEV, un peu l’OCCE, et j’en oublie, … et des classes d’accueil, des bilingues catalan, des classes de ZEP, des étudiants étrangers, des associations d’étrangers en France, des travailleurs immigrés, des instits et des profs de différentes disciplines, des étudiants, des parents accompagnateurs. Il a construit ce concept d’anthropoglossophilie qui m’a valu des interventions à l’UE des Ceméa et à leur Congrès d’Avignon (qui mettait très fort en avant l’appartenance à l’Éducation Nouvelle), qui m’a valu ma place comme expert pdt deux ou trois ans au sein du groupe départemental langues vivantes de l’Inspection Académique des PO, et qui nourrit mes pratiques de formation, jusqu’à ces jeux que je crée maintenant et qui intéressent fort les instits d’ici, et l’OCCE qui veut s’associer à leur diffusion militante dans les écoles.
J’ai fait ma thèse en parallèle et en lien avec ce travail collectif. Joëlle Réthoré, directrice à l’époque du labo de sémiotique, communication et éducation qui y était impliqué, était ma directrice de thèse. Christian Lagarde, directeur du labo d’études hispaniques et sociolinguiste, a présidé mon jury. Nous avons la chance que Joëlle R soit prête à renoncer à une intervention au Canada cette année pour participer à la Biennale, parce qu’elle accorde beaucoup d’importance, suite à ce projet, à cette articulation du travail pédagogique de terrain et du travail philosophique et logique que nous avons mené ensemble et qu’elle a mené de son côté. L’idée est qu’on ne peut pas penser la mixité sociale en éducation, surtout dans le monde d’aujourd’hui (mais ça nous éclaire en même temps sur les crimes culturels qui ont été commis dans les siècles précédents) sans penser les chocs, enjeux, défis de la rencontre des langues. C’est à cette condition qu’on peut faire le pari de l’égalité des intelligences, sans lequel la mixité sociale n’est qu’un problème moral et non une solution éthique aux difficultés d’une éducation multiculturelle.
Je vous raconte tout ça
– parce que, pour l’écrire, j’avais d’abord besoin de me représenter les lecteurs attentifs et curieux que vous êtes,
– et parce que ce projet que nous avons mené ici a été sans doute un des socles de l’émergence de l’idée de ces Biennales, et qu’il pourrait contribuer utilement à en inspirer l’esprit.